CHAPITRE XXII

 

— Les garçons de terminale, c’est la seule solution, déclara Cordélia avec un ennui étudié.

Une fois de plus, elle tenait sa cour au Bronze. Ses groupies admiratives étaient rassemblées autour d’elle à une table de la mezzanine.

— Soyons lucides : ils appartiennent à une caste supérieure, reprit la jeune fille. Ceux de seconde sont encore des mômes. Prenez Jesse, par exemple : vous l’avez vu, la nuit dernière ? (Elle leva les yeux au ciel, l’air mi-amusé, mi-dégoûté.) La façon dont il me suit partout… On croirait un petit chien : tout ce qu’il m’inspire, c’est une envie d’euthanasie.

Elle se pencha en avant.

— Mais les garçons de terminale sont entourés de mystère. Et surtout, ils ont… Allons, je l’ai sur le bout de la langue… Des voitures.

Près d’elle, Raine ouvrit la bouche pour parler.

Cordélia ne lui en laissa pas le temps.

— Je ne suis pas du genre à me fixer, expliqua-t-elle avec une moue dédaigneuse. Quand je rentre dans un magasin de vêtements, il faut toujours que j’en ressorte avec ce qu’il y a de plus cher… Pas parce que c’est de meilleure qualité, mais parce que ça vaut plus d’argent.

Raine voulut encore prendre la parole. De nouveau, Cordélia l’en empêcha.

— Hé ! dit-elle en lui jetant un regard meurtrier. Ça ne te ferait rien de me laisser terminer une phrase, Miss Grande Gueule ? Oh ! J’adore cette chanson.

Elle bondit sur ses pieds et se dirigea vers l’escalier, sa clique sur les talons.

Quelques minutes plus tard, Cordélia se déhanchait au milieu de la foule, consciente des regards masculins posés sur elle. Elle savait de quoi elle avait l’air. Et tant pis  – ou tant mieux  – si les autres filles en crevaient de jalousie.

A cet instant, Jesse entra dans le club.

Il n’était plus l’adolescent gauche que Cordélia avait connu et méprisé. De l’assurance brillait dans ses yeux, et son pas nonchalant avait quelque chose d’irrésistible.

Son regard se posa sur la jeune fille ; un sourire flotta sur ses lèvres.

 

*

* *

 

Devant le Bronze, tout était plutôt calme. Quelques vagabonds discutaient, appuyés contre la façade, mais le trottoir semblait désert.

Personne ne vit arriver les huit silhouettes qui remontaient la rue d’une démarche féline, le visage baigné par la lueur des réverbères. Pas une ne prononça un mot.

Pas même Luke.

 

*

* *

 

Jesse se fraya lentement un chemin parmi la foule, contournant Cordélia sans jamais la quitter des yeux.

La jeune fille ne le remarqua pas tout de suite. L’intensité de son regard attira finalement son attention. Quand elle le reconnut, elle laissa échapper un hoquet de surprise.

Jesse avait quelque chose de différent. Cordélia n’aurait su dire quoi, mais ça le rendait étrangement séduisant.

Les premières notes d’un slow retentirent dans la grande salle du club. La jeune fille s’arrêta de danser et voulut regagner le bord de la piste.

Jesse apparut devant elle, lui bloquant la route. Un sourire confiant s’épanouit sur son visage.

— Que veux-tu ? demanda Cordélia avec brusquerie.

Mais elle savait que personne n’était dupe : pas elle, et certainement pas Jesse. Sans un mot, il lui prit la main et la ramena au centre de la piste.

— Hé ! protesta Cordélia. Espèce de pithécanthrope ! Qui t’a donné la permission ?

Il se tourna vers elle et lui fit un sourire irrésistible.

— Tais-toi, ordonna-t-il.

Elle n’aurait jamais cru que Jesse soit aussi bon danseur. La plaquant contre lui, il ondula sensuellement au rythme de la musique.

Le cœur de Cordélia battait à tout rompre, et ses défenses fondaient un peu plus à chaque seconde passée près de Jesse.

— C’est bon, mais juste pour cette fois, murmura-t-elle en posant la tête sur sa poitrine.

 

*

* *

 

Ils aperçurent le videur avant qu’il ne les repère.

L’homme se tenait devant l’entrée du Bronze, les muscles tendus sous sa chemise et l’air autoritaire. Alors que les nouveaux venus se dirigeaient vers la porte, il tenta de les arrêter.

— Je peux voir votre carte d’identité ? demanda-t-il poliment.

Ils firent mine de ne pas l’avoir entendu. Le videur, qui ne recherchait pas spécialement les ennuis, haussa la voix.

— Personne ne peut entrer tant que je n’ai pas vu…

Luke n’avait pas de temps à perdre avec ce mortel. Il le saisit par le col de sa chemise et approcha son visage du sien.

Confronté à un regard froid, le videur perdit toute sa superbe.

Luke le sentit trembler.

— Entrez, ordonna-t-il à ses compagnons.

Dès qu’ils eurent franchi le seuil du club, les vampires se déployèrent, chacun se dirigeant vers une issue pour la bloquer. Deux restèrent près de l’entrée principale.

Darla se chargea de la porte des coulisses. Un autre vampire s’approcha du bar, sauta par-dessus et alla se poster devant la sortie de secours. Pendant qu’un troisième grimpait vers la mezzanine, Luke monta sur la scène.

Darla vérifia la porte, s’assurant qu’elle était verrouillée. Puis elle ouvrit le placard du disjoncteur, sur le mur, et fit sauter un fusible.

Aussitôt, les stroboscopes s’éteignirent et la musique se tut. Des murmures et des cris de surprise parcoururent la foule. Les clients se regardèrent, désorientés, jusqu’à ce qu’une voix s’élève dans le micro.

— Mesdames et messieurs, annonça Luke, inutile de paniquer.

Un unique projecteur éclairait encore la scène. Certain d’avoir capté l’attention de son public, Luke avança dans le rond de lumière.

— Non que vous n’ayez pas de bonnes raisons de le faire, continua-t-il avec un sourire moqueur. Mais ça ne vous servira à rien, alors…

Il perçut la répulsion et l’incrédulité de la foule, puis sentit une vague de faiblesse et de panique se répandre dans les veines des jeunes gens. Tant mieux : il se nourrissait de ce genre d’émotions. Elles le rendaient plus fort.

Un couple terrifié tenta de sortir. Luke sourit en voyant les deux vampires de l’entrée secouer la tête en signe de dénégation. Leurs visages étaient aussi répugnants que celui de leur chef.

Les adolescents reculèrent.

Les mains de Jesse toujours posées sur ses épaules, Cordélia fixait la scène.

— Je croyais qu’il n’y avait pas de groupe prévu ce soir, déclara-t-elle d’une voix atone.

Elle jeta un coup d’œil à son cavalier et poussa un cri. Jesse avait changé. Il s’était transformé en une horrible créature. Cordélia voulut se dégager, mais il la tenait fermement et la poussa sous l’escalier.

Le moment était venu.

 

*

* *

 

— Cette nuit sera glorieuse, dit Luke, ses yeux de prédateur scrutant les visages levés vers lui. Ce sera aussi la dernière de votre vie.

Quelques secondes, un silence tendu plana sur le club.

Puis Luke ordonna :

— Amenez-moi le premier !

Un vampire jeta le videur à ses pieds.

— Mais que cherchez-vous ? demanda l’homme d’une voix plaintive. De l’argent ? Et puis, qu’avez-vous à la figure ?

Luke le saisit par la peau du cou, lui ôtant toute possibilité de continuer son interrogatoire.

— Regardez-moi, mortels ! cria-t-il. (Il s’adressa à la victime qui se débattait entre ses griffes :) Leur terreur est un véritable nectar, presque aussi délectable que le sang.

D’un geste vif, il mordit le cou de l’homme, aspirant sa vie à longues goulées.

Un brouillard écarlate enveloppa Luke. Il sentit que son Maître reprenait des forces.

Le pouvoir ancestral se répandait à nouveau dans ses veines et l’illuminait comme une aura divine.

Luke continua à s’abreuver.

Quelques minutes plus tard, il renversa la tête en arrière et jeta au pied de la scène le cadavre du videur.

— Au suivant !